Le 1er juin 2022, Yan Le Lann et Daniel Véron sont venus, au nom du Collectif Focale, présenter leur ouvrage Votes populaires ! Les bases sociales de la polarisation électorale dans la présidentielle de 2017 (Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2022) devant le séminaire de l’équipe Citindus. Nous reproduisons ci-dessous une partie de ces échanges : la présentation des auteurs, l’enregistrement de leur intervention et la retranscription des discussions lancées par Tristan Haute et Karel Yon.
Présentation du livre par Yan Le Lann et Daniel Véron
Diaporama de la présentation
Discussion par Tristan Haute, MCF en science politique, Ceraps, Université de Lille
Merci beaucoup pour cette présentation et merci à Karel et Pierre pour l’avoir organisée et pour m’avoir offert la possibilité d’être discutant.
Cet ouvrage est vraiment précieux, à plusieurs titres :
Tout d’abord, sa dimension collective nous rappelle que la meilleure recherche est celle qui se construit dans la coopération et non dans la concurrence.
Ensuite, il présente les résultats d’une enquête originale d’envergure dont la méthodologie est présentée de manière très fine et sans en éluder les limites. Une électoraliste avait dit un jour ici qu’il ne fallait pas trop s’excuser dans un papier : je ne suis pas d’accord ; énoncer les limites de sa démonstration c’est d’une part sensibiliser le lecteur aux enjeux méthodologiques – de ce point de vue, le chapitre méthodologique nous a été, à Lille, particulièrement utile pour préparer notre enquête à la sortie des urnes d’avril 2022 à Roubaix – ; c’est d’autre part permettre aux collègues de discuter nos conclusions à partir d’analyses complémentaires.
Enfin, l’ouvrage, par ses conclusions, participe à trois processus qui me semblent souhaitables et pertinents en études électorales :
• Une preuve en soi qu’il est encore possible de réconcilier les outils quantitatifs et l’analyse localisée du politique, alors que certains en doutent encore.
• Une approche intersectionnelle, bien que le terme soit peu utilisé, des déterminants sociaux des comportements électoraux, qui se traduit dans l’idée d’articuler et non pas d’opposer les différentes « variables lourdes ». En cela le recours aux analyses géographiques de données est heuristique, même si ça ne doit pas selon moi nous dispenser de faire aussi des régressions.
• Une rééconomisation de l’analyse électorale : il ne s’agit pas ici de vous accuser de faire de l’économie du vote, mais de dire que vous soulignez, à juste titre, l’importance de prendre en compte le rapport à l’emploi et au travail pour comprendre les comportements électoraux, ce que vous appelez une approche matérialiste du vote.
En lien avec ces trois processus, les conclusions de l’ouvrage amènent toutefois, de mon point de vue, plusieurs remarques et questionnements :
• Sur les territoires enquêtées, comment, en quelques mots, s’est passé l’accès aux deux territoires ?
• J’aimerais en savoir plus sur les questions techniques, notamment la gestion des petits effectifs et des non réponses. Nous avons choisi une approche assez différente dans notre questionnaire à la sortie des urnes : échantillonnage aléatoire guidé des bureaux de vote (pour qu’ils soient représentatifs de la ville), application stricte d’un « pas », c’est-à-dire qu’on interrogeait uniquement une personne sur cinq (avec isolement des questionnaires des personnes qui voulaient absolument nous répondre), ce qui nous permet d’avoir un taux de non-réponse sur le vote déclaré plus faible et des écarts bien plus réduits1.
• Vous avez fait le choix d’un questionnaire long, à l’inverse de nous à Roubaix, et je me demande si sur le terrain vous avez vraiment eu beaucoup d’abandons/refus en raison de la longueur ?
• Sur l’analyse multivariée, je me demande si le fait de prendre trop de variables actives dans les Analyses de correspondances multiples (ACM) (avec trop de modalités) ne nuit pas à la portée descriptive des ACM (avec des axes décrivant une faible part de l’inertie totale).
• J’aurais aussi aimé savoir si l’exploration multivariée proposée tout au long de l’ouvrage avait été envisagée sur des enquêtes post-électorales nationales ? Je sais que les enquêtes post-électorales ne sont pas exemptes de limites, mais elles sont assez riches tout de même, y compris sur la dimension ethnoraciale (le parent pauvre est plutôt le rapport au travail), et facilement accessibles désormais (notamment les French Election Studies) ; les analyser pourrait permettre de légitimer encore davantage l’enquête localisée en milieu populaire, en montrant notamment que les enquêtes sur 1 500 à 2 500 individus au niveau national peinent à saisir les dynamiques au sein des classes populaires et ciblent avant tout certaines fractions de celles-ci (les plus disposées à voter RN ?). En retour, je me demande si tous les biais mis bout à bout (choix des villes + sous-représentation des classes populaires parmi les votants + parmi les répondants) ne limitent pas l’échantillon des classes populaires ?
• Sur la question du rapport au travail et à l’emploi, je me demande si l’intérêt du travail de Coutrot2, que vous évacuez assez vite, n’est pas de complexifier justement la dichotomie insiders/outsiders. À ce titre, des travaux internationaux comme ceux d’Arndt et Rennwald3 ajoutent d’autres dimensions, comme la taille des établissements.
• Pour terminer, sur la syndicalisation, vos résultats et ceux que j’obtiens à partir d’enquêtes nationales me poussent à dire que ce n’est pas tant l’adhésion syndicale en soi qui est déterminante que le rapport qu’entretiennent les salariés aux syndicats : les attitudes à l’égard des syndicats, la participation aux élections professionnelles ou la participation gréviste semblent bien plus structurantes que l’adhésion elle-même.
1 Collectif PEOPLE2022, « Présidentielle 2022 à Roubaix : les déterminants sociaux du vote populaire ont-ils vraiment changé ? », Métropolitiques, 11 juillet 2022, URL : https://metropolitiques.eu/Presidentielle-2022-a-Roubaix-les-variables-lourdes-du-vote-sont-presque.html.
2 Thomas Coutrot, Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer ?, Paris, Seuil, 2018
3 Christoph Arndt, Line Rennwald, « Workplace Characteristics andWorking Class Vote for the Old and New Right », British Journal of Industrial Relations, 2015, doi: 10.1111/bjir.12143
Discussion par Karel Yon, CR en sociologie, IDHES, Université Paris-Nanterre
À mon tour de remercier Yan et Daniel d’avoir bien voulu venir présenter cet ouvrage devant notre séminaire. Comme l’énonce la quatrième de couverture, le but du livre est de comprendre les rapports entre mutations du travail et subjectivation politique. Ce sont des préoccupations qui recoupent celles de notre équipe qui s’intéresse, dans le projet Citindus, à la façon dont les formes de participation au travail interagissent avec la participation politique. Un questionnement que nous déclinons de trois manières : par la socio-histoire, par l’analyse quantitative et par l’ethnographie multi-sites d’une entreprise dite “citoyenne”.
Je passe sur la présentation du dispositif et des terrains d’enquête qui est l’objet du premier chapitre : une enquête par questionnaire à la sortie des bureaux de vote de deux villes populaires, Villeneuve-Saint-Georges en région parisienne et Méricourt dans le bassin minier du Pas-de-Calais, l’une plus employée, l’autre plus ouvrière, touchées différemment par la désindustrialisation et les migrations économiques, mais toutes deux des bastions historiques de la gauche, et même du PCF. Comme l’a déjà souligné Tristan, l’un des principaux intérêts du livre est qu’il se revendique d’une analyse localisée qui est aussi une analyse matérialiste du vote, c’est-à-dire que vous vous interrogez sur les déterminations socioéconomiques du comportement électoral. En cela, votre travail entre en discussion avec deux types de contributions relativement récentes dans les études électorales : d’une part, celles d’économistes qui réintroduisent les questions liées au travail, et d’autre part, les approches localisées qui mettent l’accent sur les interactions sociales mais omettent généralement ce qui se passe au travail.
Le chapitre 2 propose ainsi une déclinaison territorialisée de l’hypothèse formulée par Amable et Palombarini d’une tripartition électorale, fondée sur la recomposition d’un « bloc bourgeois » et la polarisation des classes populaires entre la gauche radicale et l’extrême droite1. L’idée de transferts électoraux « à courte distance » (du centre-gauche vers la gauche radicale, de la droite vers l’extrême droite) confirme l’hypothèse de polarisation/radicalisation et infirme celle du “vote disruptif” gaucho-lepéniste (basculement de la gauche vers l’extrême droite) que défendent d’autres travaux2.
De même, le chapitre 3 aborde la question des effets politiques de la précarité. Vous critiquez les analyses qui, en partant du constat d’une dualisation du marché du travail entre stables et précaires (insiders/outsiders), proposent une explication unilinéaire des effets politiques de la précarité, celle-ci nourrissant, selon les travaux, une radicalisation politique vers la droite ou vers la gauche. Vous montrez que le défaut de ces analyses, de fait contradictoires, est qu’elles ne prennent pas en compte les « dévalorisations genrées et ethnoraciales ». Vos traitements statistiques vous conduisent à proposer un tableau autrement plus complexe distinguant 5 profils d’expérience salariale, qui combinent l’expérience migratoire familiale, la stabilité contractuelle, le genre et le positionnement dans la hiérarchie professionnelle, et qui éclairent autant de « filières de vote ». Vos résultats montrent également en quoi les classes populaires qui se regroupent autour du vote Mélenchon sont socialement plus hétérogènes que celles qui se regroupent autour du vote Le Pen, avec ce paradoxe que le vote pour la gauche radicale agrège divers fragments de classe – plus féminisés, racisés, employés – dont le point commun est de se distinguer de la figure paradigmatique de l’ouvrier blanc du privé qui est au cœur du vote Le Pen. Dépassant les analyses opposant insiders et outsiders, gens du privé et du public, précaires et stables, nationaux et étrangers ou hommes et femmes, vos résultats démontrent très clairement la nécessité d’articuler ces polarités dans un schéma qui dessine une analyse « intersectionnelle » du vote.
Le terme est d’ailleurs présent dans le livre, même si vous n’en faites pas un étendard. Sauf erreur de ma part, je n’en ai noté qu’une seule occurrence, page 165, en conclusion du chapitre 4. Et pour cause : comme le montre bien ce chapitre, c’est beaucoup plus une analyse de classe nuancée par la race et le genre que vous menez, une analyse des « marchandisations différenciées » par racialisation et sexuation des rapports sociaux. C’est-à-dire que les assignations sociales de genre et de race sont considérées comme modulant le rapport de classe, en tant qu’elles organisent des segments différenciés d’expérience salariale. La position dans les rapports de production est première mais le sens qu’elle revêt doit, pour être pleinement explicitée, intégrer les assignations de genre et de race. Du reste, le genre est moins présent dans les analyses que la race, qui est approchée par l’expérience migratoire familiale et conçue comme un élément déterminant dans la segmentation des marchés du travail.
Cette grille d’analyse des marchandisations/dévalorisations différenciées permet de développer une critique intéressante de la thèse de Coutrot sur le vote à l’extrême droite comme expression politique de l’absence d’autonomie au travail, en montrant que la consistance des collectifs de travail ne semble pas prédictive du comportement électoral. Selon vos données, ce qui pèse, ce sont les conditions d’emploi modulées par l’expérience migratoire, elle-même déterminée par l’histoire des territoires. Ainsi, à Méricourt, chez les non-racisés, la précarité nourrit le vote Le Pen et la stabilité le vote Mélenchon, tandis qu’à Villeneuve la précarité nourrit le vote Mélenchon chez les racisés et les non-racisés, tandis que c’est chez les petits stables non-racisés que prédomine le vote Le Pen. Ces résultats sont intéressants car ils complexifient la question du rapport entre conditions/socialisations professionnelles et vote politique, même s’il faudrait s’assurer que l’idée de précarité est équivalente à celle d’absence d’autonomie. En effet, chez Coutrot, la question de l’autonomie renvoie à l’expérience du travail concret et aux formes d’organisation du travail, alors que dans votre analyse il est surtout question de catégories socioprofessionnelles, de statuts et de conditions d’emploi, et pas de contenu du travail.
De fait, ce que vous appelez « rapport salarial » renvoie surtout dans l’ouvrage à une position sur le marché du travail, plutôt qu’à un véritable rapport social conçu comme plus ou moins antagonique, structuré par des rapports de pouvoirs et susceptible d’être porteur d’effets de socialisation politique. Si du côté des salarié·es, le travail concret est peu visible, de même l’autre partie du rapport salarial, l’employeur, reste invisible. Or, entre la figure de l’État-patron qui se prête plus facilement à la politisation du rapport salarial, celle du petit patron artisanal qu’on côtoie au quotidien et qu’on perçoit plutôt comme un allié face aux « gros » (ce qu’on a vu dans le mouvement des gilets jaunes), ou encore l’agence d’intérim ou le patron anonyme transnational qui obscurcissent, chacun d’une façon différente, la figure de l’employeur, on peut faire l’hypothèse qu’il y a là des éléments prédictifs de certains comportements politiques. La question serait alors de savoir comment réussir à objectiver ces expériences du travail qui sont aussi des expériences variées de la subordination dans l’emploi. Ce serait une autre façon de revenir à la question de l’autonomie au travail chère à Coutrot, en s’attardant un peu plus sur les différentes nuances d’hétéronomie dans le travail.
In fine, comme l’explicite le chapitre 5, le livre plaide en faveur d’une approche en termes de « territoires » du travail et pas seulement de « mondes » du travail, au sens où les mondes du travail doivent selon vous être eux-mêmes soumis à une analyse localisée. Votre conclusion insiste sur cette idée et suggère de manière stimulante de « repenser la nature de l’analyse écologique du vote » en concevant aussi le territoire « comme un ensemble de relations d’emploi ». Je me demande toutefois s’il n’y a pas une contradiction dans votre plaidoyer pour une approche en termes de « territoires du travail » quand les deux villes étudiées sont des territoires principalement résidentiels : vous indiquez en effet que 84 % des actifs à Méricourt, 79 % à Villeneuve travaillent hors de leur lieu de résidence. Votre approche localisée est dès lors une approche des espaces résidentiels plutôt que des espaces productifs. C’est d’ailleurs bien illustré par les photographies qui ouvrent les chapitres : elles nous donnent à voir des espaces qui semblent désinvestis, vides de toute activité, des lieux de vie (assez morts au demeurant) plutôt que de travail. Quant à la dimension productive de ces territoires, elle est décrite dans son historicité mais pas au présent de l’enquête : or, si cette histoire productive permet de comprendre la nature du tissu associatif et militant local, elle ne nous dit pas grand-chose de l’expérience du travail des enquêté·es, puisque la grande majorité travaille ailleurs. L’impact des configurations localisées sur le comportement électoral, que vous mesurez dans le chapitre 5, renvoie dès lors plus classiquement aux effets politiques des transmissions familiales et des sociabilités associatives et militantes – les « formes d’encadrement local et familial » – plutôt qu’aux relations d’emploi. Mais il manque une pièce dans l’analyse qui est celle du désencastrement des lieux de vie et de travail, dont on sait par de nombreux travaux d’histoire sociale et de sociologie politique qu’elle est un des fondements de la crise de l’encadrement et de la mobilisation politiques des classes populaires.
En dehors de ce dernier chapitre qui le pose explicitement comme un acte collectif, le vote semble devoir être analysé comme un acte individuel. Ce qui pose finalement la question du lien entre l’expérience du travail et le vote ou, pour le dire autrement, de l’ontologie politique qui sous-tend votre analyse matérialiste du comportement électoral. Quand vous parlez de « subjectivation politique », est-ce que vous désignez par là un phénomène individuel ou collectif ? Est-ce que l’expérience du travail oriente le vote des individus sans autre médiation que les conditions socio-économiques « objectives » dont ils et elles font l’expérience ? Ou bien cette subjectivation politique relève-t-elle aussi d’un acte collectif impliquant tout un travail de médiation et de mobilisation politique pour faire sens d’une position socio-économique particulière ? En d’autres termes, une analyse matérialiste du comportement électoral doit-elle se limiter à analyser la façon dont la position dans les rapports de production oriente le vote, ou doit-elle également prendre en compte la relation entre cette position dans les rapports de production et l’existence d’un travail de mobilisation politique (au sens large, y compris syndical) pour faire de la position dans les rapports de production un enjeu politique, et notamment électoral ? Il s’agirait alors d’étudier comment l’expérience du travail participe, selon les coordonnées propres à chaque territoire, de la construction d’univers de référence, d’imaginaires politiques et sociaux dans lesquels le vote prend son sens et sa légitimité, et qui sont mis en forme, confortés et mobilisés par des entrepreneurs politiques.
Les constats faits dans l’ouvrage, à savoir : 1) différentes orientations électorales correspondent à différentes expériences salariales (modulées par le genre et l’expérience migratoire) ; et 2) ces mêmes expériences salariales peuvent, selon le territoire, correspondre à différentes orientations électorales ; semblent plaider en faveur de la deuxième option. L’ouvrage reste cependant ambigu sur le sujet, à mon avis pour deux raisons. D’une part, bien que la conclusion souligne la nécessité de compléter l’enquête par questionnaire par des recherches qualitatives, les recherches en science politique ayant posé d’importants jalons dans l’analyse localisée du politique, comme ceux de Frédéric Sawicki ou Julian Mischi3, ne sont quasiment pas mobilisées4. Pas plus que ne le sont certains travaux d’anthropologie qui posent pourtant des questions proches5. D’autre part, la résurgence par endroits d’un vocabulaire causaliste rappelle la difficulté à marier l’approche « par cas », inspirée du raisonnement qualitatif, avec une approche quantitative par questionnaire.
Même si le livre ne répond pas explicitement à cette interrogation sur le paradigme explicatif du comportement politique, sur la nature du lien entre l’expérience du travail et le vote, sa grande valeur réside dans le fait de souligner l’importance d’une lecture socioéconomique des affrontements politiques, ce que les analyses du vote comme réponse individuelle à une offre politique ou comme pratique collective ritualisée tendent à négliger. On retiendra en particulier l’hypothèse stimulante du vote comme traduction politique d’expériences différentes du travail et du salariat, que vous développez dans le chapitre 3 et sur laquelle vous revenez en conclusion.
« Les propriétés naturalisées (de race et de genre), inscrites dans les corps et supports de discriminations sur le marché du travail, tout comme les ressources acquises avant et pendant la carrière professionnelles (diplôme et situation contractuelle) forment un alliage de propriétés qui distribue les individus par clusters. Cet ensemble de propriétés sociales semble donc générer des terreaux socio-économiques qui sont soit orientés clairement dans le sens d’une option politique, soit partagés entre plusieurs préférences électorales. » (p. 116)
Dans cette perspective, le vote Macron fait sens aux yeux des « gagnants » de la concurrence, des actif/ves et salarié·es en ascension sociale ayant triomphé des épreuves marchandes du travail, et qui tendent à valider le programme néolibéral visant à conforter cette marchandisation des rapports de travail. À l’inverse, les votes populaires en faveur de Le Pen et Mélenchon peuvent être interprétés comme des votes de résistance à la valorisation marchande, chacun défendant une valeur sociale alternative : la blanchité du côté des ouvriers qui ne possèdent rien d’autre « que [leur] appartenance au groupe majoritaire pour échapper à la violence du marché » (p. 209), tandis que « celles et ceux qui, ayant prolongé leurs études, portent quelque chose de plus que “leur peau” sur le marché du travail : un diplôme ou une compétence dont ils et elles sont en droit d’exiger la valorisation » (ibid.), manifestent leur attachement aux institutions de l’État social.
De ma première interrogation sur le travail politique de construction des subjectivités politiques en découle une seconde : le travail politique pour faire de la position dans les rapports de production un enjeu politique peut-il se mesurer uniquement dans les espaces légitimement constitués comme politiques, ou doit-il également être observé ailleurs, dans les espaces productifs ? Car si le chapitre 5 aborde le vote comme un « acte collectif », il le fait dans le cadre du territoire « civique » des communes et pas dans les espaces de travail. Le lien au travail n’est présent qu’indirectement, via d’éventuelles appartenances syndicales dont la portée politique est d’ailleurs inégale : c’est à Villeneuve que l’appartenance syndicale est prédictive d’un vote Mélenchon et éloigne du vote Macron, tandis qu’à Méricourt c’est l’appartenance associative qui est corrélée positivement au vote Mélenchon et négativement au vote Le Pen.
Analyser la façon dont les « territoires du travail » influencent le comportement électoral supposerait alors de réfléchir à des dispositifs d’enquête nouveaux, en commençant par identifier les espaces d’observation susceptibles d’opérationnaliser cette idée. Serait-il possible d’envisager une enquête par questionnaire à l’échelle d’un bassin d’emploi, d’une zone d’activité, d’un centre commercial, afin de quadriller une zone relativement unifiée en termes d’emploi, comme le parvis de la Défense ou le port de Gennevilliers ?.. On pourrait ensuite aller interroger les citoyen·nes, votant·es ou non, non pas le dimanche à la sortie du bureau de vote, mais le lundi suivant sur leur lieu de travail.
Ce n’est pas le moindre des mérites de votre ouvrage que de nous inciter à réfléchir à de tels prolongements.
1 Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir, 2017. Voir aussi, à propos de la présidentielle 2022, Jean-Yves Dormagen, Stéphane Fournier et Guillaume Tricard, « Trois blocs et deux perdants », Le Monde diplomatique, mai 2022.
2 Pascal Perrineau (dir.), Le vote disruptif. Les élections présidentielle et législatives de 2017, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.
3 Frédéric Sawicki, Les réseaux du Parti socialiste : sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997 ; Julian Mischi, Servir la classe ouvrière : sociabilités militantes au PCF, Rennes, PUR, 2010.
4 À l’exception de Violaine Girard, Le vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2017.
5 Massimiliano Mollona s’intéresse par exemple à la production des subjectivités ouvrières en contexte de désindustrialisation : Made in Sheffield: An Ethnography of Industrial Work and Politics, Londres, Berghahn Books, 2009.
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